La place urbaine perçue

 

Comme celle de l’ensemble de l’espace urbain, la perception d’une place publique peut être étudiée au moins à deux niveaux : celle de la symbolique et des images qu’elle dégage, liées au vécu et aux valeurs socioculturelles de ses usagers, et celle plus physique de la perception visuelle des éléments qui la composent. L’une et l’autre renvoient simultanément à plusieurs échelles d’observation et de perception.

 

La perception symbolique de la place

En ce qui concerne la perception symbolique, la place est l’un des éléments fondamentaux de l’espace public urbain, car elle constitue le lieu par excellence où se déroule la pratique collective et quotidienne de la vie publique citadine. Déjà à la fin du XIXème siècle, C. Sitte (1989) soulignait la tendance des sociétés modernes à produire des bâtiments spécialisés (hôtels de ville, tribunaux, théâtres, équipements de quartier, etc.) pour abriter des fonctions qui, dans la ville européenne traditionnelle, se déroulaient sur la place publique. Cela dit, la place garde encore aujourd’hui une symbolique forte dans le paysage urbain perçu par les habitants. Les symboles de la centralité contribuent ainsi à l’identité collective d’un territoire et au sens d’appartenance de ses habitants. Selon A. Bailly (1977), la familiarité et la proximité avec certains espaces publics ou encore l’habitude gravent une image forte dans la mémoire de l’habitant et traduisent un rapport puissant liant l’individu à son lieu de vie. Ceci contribue à faciliter le processus d’appropriation de son espace et renforce le sentiment d’appartenance.

Dans l’analyse des fonctions, des usages et des appropriations (module sur les fonctions), nous avons déjà abordé la question de la localisation des fonctions symboliques sur la place. Bien évidemment, en se penchant sur la question de la perception de cette symbolique, il est nécessaire de souligner qu’elle varie selon le type d’individus et le groupe social auquel ils appartiennent. "Dans la perception du cadre de vie, l'homme ressent plus souvent l'environnement sous forme de symboles que de signes. La plupart des communications humaines passent par ces symboles. La complémentarité signe-symbole est ainsi un des éléments de base de la perception." (Bailly, 1977).

Selon A. Bailly, p.24. : « La perception du paysage urbain suppose non seulement la vision d’éléments singuliers, (ceux qui, par leur forme, leur fonction ou leur position, se dégagent du tissu urbain) et d’élément constant (ceux qui, par leur répétition, rendent le tissu urbain homogène), mais aussi l’intégration de l’expérience individuelle. Le citadin n’a qu’une image partielle, fonction de son système de référence interne ».

Outre les expériences individuelles qui conditionnent la perception, la mémoire joue aussi un rôle important. En effet, l’individu perçoit la réalité, sélectionne les informations pour ensuite les mémoriser. Ainsi, l’usager quotidien d’une place n’en a pas la même perception qu’un étranger qui l’utilise pour la première fois. Ceci est du à la connaissance du lieu et à son appropriation fonctionnelle et symbolique et aux filtres déjà appliqués par sa mémoire. Si ce phénomène peut être étudié au niveau des individus, une analogie peut être effectuée avec l’action sélective de la mémoire collective d’un groupe social sur la perception de l’espace urbain. M. Albwachs (1950) étudie ainsi le processus par lequel une mémoire collective émerge de l’interaction des mémoires individuelles, par l’intermédiaire de la création de symboles et de discours partagés par les groupes sociaux. Albwachs souligne également que les images spatiales, et in primis celles des « vieilles pierres de la cité » et de ses éléments de centralité, jouent un rôle essentiel dans la constitution de la mémoire collective : en s’appuyant sur les éléments physiques des paysages construits et naturels (bâtiments plus ou moins patrimonialisés, éléments topographiques et hydrographiques, etc.) elles puisent sur ce qui change moins au cours du temps, offrant ainsi une image de permanence et de stabilité, fond sur lequel peuvent reposer les changements d’humeur et d’activité des individus et des groupes.

M. Bassand (2001) s’est aussi intéressé dans son étude des trois places genevoises (place Neuve, la place de Plainpalais et la place des Volontaires) ainsi que des espaces publics centraux, aux perceptions et représentations que se font collectivement les usagers de ces places. Selon lui «les représentations peuvent être une barrière à l’usage des lieux (espace publics centraux) même s’ils sont concrètement aisément accessibles» (p.77). Et d’ajouter plus loin «la réputation associée à un lieu précis va influencer son usage ». Les analyses réalisées sur les trois places ont montré que «les usagers qui vont le plus fréquemment sur un espace le caractérisent plutôt en fonction des gens qui y sont, et moins par rapport à son aménagement, donc la perception de la vie sociale du lieu augmente avec sa fréquentation» (p.78).

Des éléments objectifs viennent en tous cas structurer les perceptions des différents groupes d’usagers de l’espace public, éléments qui seront successivement filtrés, réélaborés et finalement perçus en tant que symboles. Pour les places centrales des villes, le cadre architectural (façades de bâtiments officiels et/ou de monuments historiques) contribue à la création d’une symbolique de centralité urbaine. La composition de ces places (voir module 3) a par ailleurs été souvent conçue en fonction de la mise en scène des symboles de la centralité (axes perspectifs sur les façades monumentales, mise en exergue de symboles officiels du pouvoir urbain, composition soignée des fronts bâtis par le jeu des symétries et/ou des contrapositions, etc.). La perception de ces places a été savamment programmée par les concepteurs de l’espace public. Aujourd’hui des fonctions commerciales, culturelles et touristiques viennent néanmoins transformer la perception de ces espaces centraux.

Les places centrales à forte valeur symbolique et à la composition savante sont en tous cas une petite minorité des places publiques d’une ville. La perception de toute place dans la ville est néanmoins marquée par une « ambiance » particulière, fait des spécificités de chaque place : place de marché, place touristique, place du quartier des affaires, place de l’école ou de l’église du quartier, place-stationnement délaissée et répulsive, etc. Eléments bâtis, mobilier urbain, flux de chalands et d’usagers, aspect plus ou moins cosmopolite ou vernaculaire, présence d’éléments végétaux, couleurs, odeurs, bruits, … tout vient contribuer à la création de l’ambiance de la place et à sa perception de la part des usagers, des riverains ou des touristes. Or, les différents types d’usagers, riverains, chalands, touristes, acteurs économiques, sont porteurs d’attentes différentes sur l’espace public et de symboliques interprétatives diverses, résultant dans des perceptions différenciée des mêmes ambiances et pouvant produire des opinions très tranchés sur la place et ses éléments constitutifs (agréable/désagréable, attractif/répulsif, pittoresque/misérable, à préserver/à transformer, etc.).

 

La perception visuelle de la place

La perception visuelle de la place a également ses spécificités. Selon M. Bertrand et H. Listowski (1984), ils existent au moins deux lectures visuelles de la place : celle de la place en relation avec la ville et celle de la place en tant qu’espace propre. Dans les deux cas, trois éléments concourent à définir la lecture visuelle de la place : l’angle de vue (d’environ 20° pour l’œil immobile, 60° pour l’œil mobile et 120° pour la tête mobile balayant l’ensemble du champ de vision), l’hauteur de l’horizon et la vitesse. L’horizon « normal » du piéton est à 1,60 mètres du sol, avec une vitesse de 0 à 4 km/h. La vitesse augmente et l’horizon s’abaisse à 1 m pour l’automobiliste. Le piéton peut néanmoins avoir des horizons plus bas à la sortie d’une bouche de métro, ou plus hauts à partir d’une terrasse ou d’un parvis. En général, l’hauteur normale de l’horizon donne une certaine prépondérance à la perception des parois, des fronts bâtis entourant la place. L’horizon bas accentue la perception du ciel et de la silhouette (le skyline) des bâtiments. L’horizon haut permet d’accentuer la perception du revêtement de la place, minéral ou végétal.

La perception visuelle de la place en tant qu’élément du paysage urbain a été abordée par différents auteurs. Dans ses analyses sur la perception des espaces urbains, K. Lynch (1960) définit la place d’abord comme un nœud, caractérisé par la convergence de plusieurs voies. La place est également marquée par la présence de plusieurs points de repère (la façade d’un bâtiment particulier, le clocher d’une église visible depuis une bonne partie du quartier, etc.). Mais la coprésence de ces deux éléments ponctuels du paysage urbain n’est pas encore suffisante pour différencier une place publique d’un simple carrefour. Lynch propose ainsi de caractériser les places par la prise en compte des éléments surfaciques du paysage urbain. Comme le quartier dans lequel elle se situe (une place peut, par ailleurs, également se trouver en position d’interface entre quartiers différents), la place peut être perçue comme une portion de surface urbaine clairement délimitée (d’où, également, l’importance de la perception des limites de la place dans la forme d’un front bâti, d’une clôture ou d’éléments végétaux), par rapport à laquelle l’usager perçoit le fait d’être dedans ou dehors. Mais la place se différencie du quartier par la concentration des activités, des flux et, finalement, des ambiances. Lynch crée ainsi le concept de « noyau », élément à la fois ponctuel et surfacique. La place en tant que noyau est un point dans la perception de l’ensemble de l’espace urbain, concentrant fonctions et valeurs symboliques, mais elle est une surface dans la perception de l’espace plus local dans lequel le piéton effectue son déplacement.

Avant Lynch, l’architecte anglais G. Cullen (1961) avait déjà étudié la séquence visuelle (voir essentiel méthodologique) qui caractérise la perception de l’espace urbain de la part du piéton qui s’y promène. Le piéton se déplace ainsi dans le couloir de la rue, où les éléments du paysage urbain sont perçus de façon cinématique en se rapprochant ou en s’éloignant progressivement de la vue, ou bien en s’imposant de façon soudaine après un changement de direction. Or, le propre de la place, ou au moins de la place-nœud, est la présence de plusieurs rues convergentes. La perception des points de repère, des fronts bâtis et des ambiances de la place diffère ainsi selon la voie d’accès emprunté par le piéton, rajoutant à la complexité de la perception visuelle de la place. Cette dernière peut ainsi constituer un élargissement du champ visuel en provenance d’une petite ruelle, ou bien constituer une fermeture de perspective en provenance d’un grand axe urbain butant sur un front bâti. Les registres du solennel, du pittoresque, de l’intime, etc. peuvent ainsi cohabiter sur la même place, au sein de séquence visuelles différentes.

M. Bertrand et H. Listowski (1984) analysent de façon plus précise l’effet des différentes configurations rue-place dans la constitution de la séquence visuelle (figure V-2). Dans l’arrivée sur un axe traversant la place, la séquence visuelle continuera à être dominée par l’axe et la place ne constituera qu’un élargissement temporaire du champ de vision. L’arrivée frontale sur une paroi met en valeur l’architecture qui ferme l’axe perspectif. L’arrivée latérale constitue une invitation à la découverte de la place. Enfin, l’arrivée de biais fait de la place le nouvel élément dominant de la séquence visuelle.


   

Figure 5.2 :

L’influence de la configuration rue-place sur la perception de la place d’après Bertrand et Listowski.

 

M. Bertrand et H. Listowski proposent également un schéma pour l’analyse visuelle de la place en tant qu’espace en soi: « Une place, un intérieur urbain est comme une boite rectangulaire plus ou moins irrégulière, carrée ou ronde-ouverte, sans couvercle et dont les parois seraient trouées » (p. 14). La vision que nous avons de cette « boite » dépend du point d’observation : les points « frontaliers », au limite des rues qui mènent à la place, déterminent les relations visuelles dedans-dehors, place-ville et ville-place ; les points « centraux », plus ou moins proches du centroïde de la place, nous localisent par rapport aux parois, renforcent le sentiment d’être dedans, mais offrent toujours une vision fragmentaire de la place, obligeant à des mouvements de la tête et du corps pour reconstituer une vision d’ensemble ; les points « latéraux », sur le pourtour de la place, donnent les visions plus globales de la boite et des son ameublement, tout en laissant une paroi derrière le dos de l’observateur. Sans revenir sur la valeur symbolique des images ainsi perçues, même le phénomène de la vision est influencé par une multitude de facteurs contingents : la météo, l’éclairage nocturne (pouvant sciemment mettre en valeur certains éléments de la place aux dépenses d’autres), le va-et-vient des personnes et des véhicules, etc.

En conclusion, la place est un des éléments clés du paysage urbain. Lieu porteur de l’identité du quartier et de la ville, sa perception est façonnée par sa composition et par les fonctions qu’elle abrite (contribuant à son ambiance), mais également par le chemin que l’on emprunte pour y arriver. Elle est surtout le fait des personnes qui sont les sujets de la perception. Elle sera alors à tours de rôle perçue comme un cadre représentatif de la quotidienneté pour le riverain, ou comme un élément du patrimoine avec une image relevant du domaine de l’histoire et de la mise en scène des lieux, pour le touriste. Si ces perceptions peuvent être révélées par des entretiens, les éléments physiques contribuant à la perception de la place pourront être relevés de façon plus objective, éventuellement codifiés par les catégories logiques d’analyse des paysages urbains proposés par K. Lynch.